524.000 entreprises cumulant des actifs évalués à 34 milliards de dinars, sur un total de 616.000, sont extralégales. 180 milliards est la valeur des actifs commerciaux et immobiliers extralégaux, soit onze fois la valeur des entreprises cotées à la Bourse de Tunis la même année. Des chiffres qui donnent le vertige si on se rappelle que la Tunisie fait face à une crise économique interminable qui met en péril sa souveraineté à cause de la dette publique et de la spirale d’endettement dangereuse.
Historiquement, l’économie tunisienne a été toujours marquée par des activités parallèles, hors-la-loi, extralégales, anarchiques… tous les mots vont dans le même sens; des activités qui échappent totalement aux mécanismes du contrôle. On parle d’ailleurs de toute une économie parallèle dont les chiffres d’affaires font mieux, parfois, que ceux de l’économie formelle. Qu’il s’agisse de l’industrie, de l’agriculture ou des services, tous les secteurs sont concernés par cette triste réalité, celle du poids considérable et des retombées parfois catastrophiques des activités économiques et commerciales anarchiques sur les secteurs formels en Tunisie. Et pour cause, évasion fiscale, absence de contrôle, corruption, dépassements immesurables et autres…
La question a été, récemment, soulevée par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) et l’Institut péruvien pour la liberté et la démocratie qui ont présenté, au siège de la centrale patronale, les résultats d’une étude portant sur le secteur informel en Tunisie. Les résultats sont alarmants et nous mettent devant une seule obligation : agir avant qu’il ne soit trop tard.
En effet, en prenant connaissance de ces chiffres, on s’aperçoit que la Tunisie est également appelée, dans cette conjoncture sécuritaire marquée par une guerre contre le terrorisme, à entamer une autre guerre sans merci sur les différents secteurs informels, qui sont devenus, malheureusement, une composante de l’économie nationale, puisqu’ils contribuent massivement à créer des postes d’emploi et à dynamiser l’activité commerciale et économique.
Il est utile de rappeler que les habitudes de consommation des Tunisiens ont petit à petit intégré ces structures anarchiques dans leurs modes de consommation, en l’absence d’une culture généralisée et d’une prise de conscience collective, s’opposant à ces secteurs hors-la-loi. Ceci dit, les consommateurs tunisiens ont également légitimé en quelque sorte ces activités illégales pour diverses causes dont notamment l’attractivité des prix.
Selon l’étude précitée, 524.000 entreprises cumulant des actifs évalués à 34 milliards de dinars, sur un total de 616.000, sont extralégales. 180 milliards est la valeur des actifs commerciaux et immobiliers extralégaux en 2010, soit onze fois la valeur des entreprises cotées à la Bourse de Tunis, la même année. Des chiffres qui donnent le vertige si on se rappelle que la Tunisie fait face à une crise économique interminable qui met en péril sa souveraineté à cause de la dette publique et de la spirale d’endettement dangereuse.
Manque de recettes fiscales
La première implication de ces activités incontrôlées, et la plus importante d’ailleurs, s’avère être le manque de recettes fiscales, première source de financement des caisses de l’Etat. En effet, si l’économie informelle ou parallèle désigne en particulier l’ensemble des activités de production qui ne donnent pas lieu à déclaration à des organismes officiels et ne s’inscrit pas dans une forme légale prévue par le code de travail, ses premières «victimes» ne sont autres que les caisses de recettes fiscales. En Tunisie, le volume d’évasion fiscale de ces structures anarchiques est estimé à près de 12 milliards de dinars, incluant la fraude en cotisations fiscales, ce qui correspond à 29% du budget de l’Etat en 2019.
D’après certains rapports d’organisations internationales, l’économie informelle et illégale représente au minimum 38% du PIB, soit un peu plus de 36,7 milliards de dinars, alors que d’autres données non officielles évoquent même un taux de 54 % du PIB.
Selon une étude présentée en février 2019 par l’Institut tunisien d’études stratégiques, et réalisée par la Banque mondiale, l’économie parallèle en Tunisie attire 41,5% de la population active, soit 1.453.620 citoyens dont 87,6% sont des hommes. Ce secteur informel attire également 53,7% de la majorité des hommes tunisiens, contre 21,5% des femmes actives.
Un moyen de survie !
Ces chiffres alarmants font que les sociétés, entreprises et toutes les structures économiques régulières font face à une concurrence déloyale et inégale, dans la mesure où elles ne parviennent pas à réaliser leurs équilibres financiers dans cette conjoncture économique et face à une pareille pression fiscale, l’une des plus élevées en Afrique.
Mais pour ceux qui s’activent dans l’informel, il s’agit forcément d’un mal nécessaire, d’un moyen de survie dans un contexte socioéconomique marqué par un taux de chômage élevé. «Il me permet de survivre», c’est le motif souligné par tous les opérateurs hors-la-loi qui pratiquent ce genre d’activité illégale, inconscients du fait que le cumul de ces activités se transforme en une véritable menace à la structure économique et au tissu entrepreneurial. Nous les croisons tous quotidiennement au centre ville de Tunis, les travailleurs détaillants de produits de contrebande ne sont que les petits poissons d’une grande chaîne économique, malheureusement échappant complètement aux cercles du contrôle économique et sanitaire.
Car, en effet, si ces activités sont pour certains un moyen de survie, pour l’Etat c’est un énorme manque à gagner, une menace économique et une hémorragie de ressources fiscales. Et c’est à l’Etat d’en trouver les solutions, soit en formalisant l’informel, soit en durcissant les mécanismes de contrôle fiscal pour en finir avec une activité synonyme de corruption, mais la tâche n’est pas si simple.
Quelles solutions ?
Obstacle majeur à la relance économique en Tunisie, cette concurrence inégale à laquelle sont confrontées les entreprises structurées par leurs homologues non-formelles devrait aujourd’hui constituer la priorité du nouveau gouvernement d’autant plus que l’économie nationale en souffre considérablement, au point que parfois on ne fait plus une différence entre secteur formel et informel. Pourtant, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Marouène Abassi, avait annoncé en décembre 2018 qu’un système de blocage de l’économie parallèle va entrer en vigueur à partir de juin 2019, mais rien de nouveau, la situation est toujours la même.
Il s’agit de la limitation des paiements en espèces, le décashing, comme le prévoit d’ailleurs la loi de finances de 2019. Parmi les nouvelles dispositions, celles portant sur l’impossibilité d’acheter un immobilier ou d’un véhicule d’une valeur supérieure à 5 mille dinars en liquide avec l’obligation de présenter les fiches d’un compte bancaire ou postal. Mais même avec l’entrée en vigueur de ces dispositions, nous n’avons pas observé des avancées palpables au niveau du contrôle de l’évasion fiscale.
Avant même de s’interroger sur les modalités et les moyens à même de mettre fin à ces activités, il est urgent aujourd’hui de trouver des solutions au phénomène de l’économie non observée (EON), c’est-à-dire l’économie difficile à mesurer, dont les activités sont intraçables. Dans ce sens, les autorités concernées sont appelées à affiner la mesure du problème pour mieux y faire face. D’où la nécessité de mettre en place un dispositif de mesure, de suivi et d’analyse qui est un préalable à l’élaboration de politiques publiques pertinentes pour faire face à ce problème économique d’envergure, héritage de plusieurs décennies.